Il est étonnant de constater que l’humanité a traversé un certain nombre de périodes pendant lesquelles on pouvait, à peu près impunément, trucider son prochain. Il y a eu le far west où l’on pouvait régler un petit différent à coût de 22 long rifle devant le saloon, mais aussi plus près de nous la quasi certitude d’être acquitté d’un meurtre en plaidant le crime passionnel ou bien la pratique du duel.
L’autre jour alors que je me trouvais dans un train de banlieue exagérément bondé, je me demandais combien de meurtres on commettrait chaque jour dans une société qui ne punirait pas l’homicide.
On commencerait sans doute par éliminer de la surface de la planète, ces voyageurs qui encombrent le wagon dans lequel on aimerait bien rentrer puis un peu plus tard ces autres voyageurs qui à la station suivante semblent avoir pour projet de monter dans le wagon alors qu’on voit bien que c’est plein.
Le samedi, on abrégerait l’existence de ces petites vieilles qui avec leur caddie encombrent les rayons du G20 du marché des Batignolles alors qu’elles ont toute la semaine pour faire leurs courses sans gêner les honnêtes gens.
Puis viendrait le tour de ce voisin trop bruyant ou trop moche ou bien de ce collègue de bureau râleur.
Très vite on se mettrait à tuer par intérêt, par exemple dans le but de prendre possession de cette chemise improbable sur le corps encore chaud de ce passant croisé dans la rue.
Parfois on tuerait par ennui ou bien juste pour vérifier que son 357 magnum ne s’est pas enrayé.
Au moment où je suis sorti de ce train de banlieue exagérément bondé, j’ai par mégarde piétiné le pied d’une grosse dame. C’est à ce moment précis que je me suis dit que je ne regrettais finalement pas de vivre dans une société où le meurtre est puni d’une peine de prison pouvant aller jusqu'à 30 ans.
Depuis quelques mois, je prends le train pour aller bosser, un petit train qui a le bon goût de passer au cœur des Batignolles et pas très loin de l’endroit où je travaille.
Ce qu’il y a de bien avec ce petit train, c’est qu’il y a toujours de la place pour s'asseoir, et qu’on peut y voir, l’hiver, de chouettes levers de soleil sur downtown la défense (on peut les voir aussi l’été mais cela implique de se lever plus tôt).
Ce qu’il y a de moins bien avec ce petit train, c’est que l’heure de passage des rames se corrèle moyennement bien avec les horaires affichés, que certaines rames semblent se dématérialiser une à deux minutes avant leur heure théorique d’entrée en gare et que quand il pleut, choisir d’attendre dans la zone abritée du quai conduit immanquablement à se retrouver dans un wagon bondé.
L’autre jour, le train qui est entré en gare était plongé dans l’obscurité.
J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’un train vide en route (en rail ?) pour le garage. Ce genre de train qui passe sans s'arréter. Celui qui vous met de mauvaise humeur, quand il est déjà trop tard et qu'à cette heure ci, il ne restera plus chez le boulanger qu’un vieux pain de campagne tranché enfermé depuis le matin dans un sac plastique dans le but de parfaire son ramollissement.
Comme ce train presque fantôme s’est finalement arrêté et qu’il y avait des gens dedans, je m’y suis installé dans la pénombre, mon pod vissé aux oreilles pour un petit moment de bonheur absolu.
C'était comme l’autoroute la nuit, comme le cockpit d’un avion dans l'obscurité, comme un souvenir de train de nuit enfant.
Quand le train a fini par arriver à Pont Cardinet, Montmartre était rouge des reflets du soleil couché.
Derrière les fenêtres des immeubles Haussmaniens du boulevard Pereire, on devinait les enfants en pyjamas mangeant leur soupe.
Il y a sur Internet une ribambelle de sites qui pour quelques euros ou bien pour rien du tout, vous permettent de retrouver(ou pas)des camarades de classe de quand vous étiez petit . Et ces sites là ont l’habitude de vous envoyer un mail, à chaque inscription d’un "nouveau" dont les dates et les établissements scolaires coïncident à peu près avec les vôtres et qui a donc une probabilité non nulle d’avoir, lui aussi, été dans la classe de CE1 de Madame Delrieu et d'avoir, lui aussi, porté un pull jacquard sur la photo de classe.
Je ne sais pas pourquoi mais en général ces outils permettent le plus souvent de retrouver ces camarades de classe qui n’ont pas marqué notre scolarité, ceux avec qui on avait le moins d’affinité, bref ceux que l'on a totalement oublié et qu'on a pas du tout envie de revoir.
Pour des raisons qui m’échappent, ce sont les mêmes que l'on a tendance à croiser de façon fortuite dans les rues de Paris.
Quand une telle rencontre se produit, une fois l’étonnement passé, on s’interroge mutuellement pour savoir si l’on habite dans le quartier, comme si on cherchait à donner une explication rationnelle à cette rencontre fortuite extrêmement peu probable.
Ensuite on évoque rapidement le travail, la famille, avant de se promettre qu’on s’appellera bientôt mais en prenant soin de ne pas livrer son numéro de téléphone, car on ne sait jamais.
Vincent Delerm – Les filles de 1973 ont trente ans
Quand j’étais petit, j’étais doté de super-pouvoirs. J’avais par exemple la capacité de me rendre invisible en cachant mes yeux. A peine me rendais-je invisible que la famille entière passait son temps à me chercher partout.
Avec le temps, mon super-pouvoir d’invisibilité s’est un peu émoussé. Adolescent, je cachais mes yeux après le repas, pour disparaître au lieu de faire la vaisselle. Je ne comprenais pas pourquoi mes parents semblaient être capables de me localiser très précisément alors que j’étais, je le savais, parfaitement invisible. Je ne comprenais pas non plus comment, sans pouvoir me voir, ils faisaient pour venir vers moi et me dire : "tu vas pas un peu arrêter avec tes bêtises".
Au travail, je tente encore parfois (sans succès) de me rendre invisible en cachant mes yeux quand j’aperçois le chef au bout du couloir pour éviter qu’il me demande où j’en suis sur le dossier machin.
Par contre lorsque je me trouve dans un restaurant, que j’ai super faim, il arrive que le serveur passe et repasse devant la table où je me trouve comme si je n’étais pas là, preuve que même aujourd’hui il reste des situations dans lesquelles mon super-pouvoir d’invisibilité reste intact (et ce sans même avoir besoin de cacher mes yeux).
Il est des petites choses insignifiantes que l’on fait sans même y penser comme par exemple apposer sa signature sur un papier. Par contre lorsque le document est important, l’exercice est beaucoup plus difficile.
Il m’est ainsi, de façon surprenante, quasiment impossible, à la banque, de réussir une signature correcte au dos de la carte de crédit toute neuve qu'il faut endosser là maintenant tout de suite, c'est obligé, devant le regard scrupuleux de la guichetière pendant qu'elle met en pièce la vieille carte périmée à l'aide de ciseaux à bouts ronds. Je ne connais pas la raison de ce dysfonctionnement sans doute également à l’origine du fait que je suis physiologiquement incapable d’avoir l’air naturel sur un photomaton.
De la même façon, s’il n’y a rien de plus simple que d’uriner (au moins jusqu’à un certain âge), il n’y a rien de plus compliqué que de réussir l’épreuve du remplissage sur commande du flacon destiné à la visite médicale annuelle.
Une technique efficace consiste à boire le plus possible pendant les heures qui précédent, mais cette absorption exagérée de fluide génère à chaque fois une irrespressible envie de pisser et plus l’heure de la visite médicale approche, plus il faut choisir entre l’inconfort de la situation et le risque de panne au moment de l'examen (et la honte qui va avec).
Dans ces moments là il faudrait se détendre et ne penser à rien, seulement voilà, ne penser à rien délibérément est tout aussi compliqué.
Je suis toujours amusé quand dans un avion une dame se rend aux toilettes en y emmenant son sac à main. D’abord parce que je pense qu’il n’y a pas grande utilité à disposer de ses papiers d’identité, de sa carte bleue ou de la photo de ses enfants dans les toilettes d’un avion, et ensuite car la probabilité de se faire voler son sac à main pendant que l’on se trouve dans les toilettes d'un avion est quand même assez faible. Un hypothétique voleur aurait du mal à s’enfuir à plus de vingt mètres, et serait à mon avis assez facile à démasquer.
Est-ce qu’avec l’âge, on devient forcément comme ces petites vieilles qui, quand elles vont chercher un recommandé à la poste de l’avenue de Clichy, sortent tour à tour de leur caddie leurs factures d’électricité, leur police d’assurance vie, les hypothèques de la maison, les photos de leurs petits enfants et le carnet de vaccination de leur chat avant de mettre la main sur leur pièce d’identité.
En même temps ce n’est pas forcément une question d’âge. Je connais des gens assez jeunes, qui se trimballent avec vingt ans de reçus de carte bleue dans leur portefeuille au point que celui-ci est pratiquement impossible à replier.
J’adore le dimanche au restaurant,quandil y a une mamie qui se bat avec son gendre pour régler l’addition du repas familial.
En général, la mamie sait que son gendre n’aime pas la laisser payer, aussi elle s’est préparée à cet affrontement. Elle s’est levée de très bonne heure pour aller retirer un gros billet à la caisse de retraite. Elle s’est placée à table à l’endroit stratégique, celui qui devrait lui permettre d’intercepter l’addition dès qu'elle arrivera (elle est venue repérer avec une copine la veille…).
Quand l’addition arrive enfin, elle se jette dessus telle une furie. Mais son gendre a été rapide lui aussi et a saisi l’autre bout du petit plateau dans lequel se trouve la note. Il s’en suit une épreuve assez physique, n’ayant pas grand-chose à envier aux meilleures épreuves de tir à la corde d’interville, très vite le ton monte. "ah non il n’en est pas question".
Et puis, la force physique du gendre surpasse rapidement celle de la mamie qui lâche prise et vient, dans son élan, s’écraser sur la banquette. Elle prend alors un moment pour retrouver ses esprits, prétend se rendre aux toilettes, avant de se jeter sur les épaules de son gendre dans le but de glisser le billet dans la poche de son costume en poussant des petits cris stridents.
Après avoir essuyé un nouvel échec, elle profitera d’un moment d’inattention de tout le monde pour placer le billet sous la casquette du petit dernier, plus facile à berner, qui pourra pendant des mois s’empifrer de fraises tagada grâce à ce pactole.
Je ne sais décidément pas pourquoi, avec l'âge, les gens sont de plus en plus véhéments quand on essaie de payer l’addition à leur place.
C’est inouï cette faculté qu’ont les chaussettes d’une même paire de se placer systématiquement loin l’une de l’autre dans le panier à linge.
Quand on y pense, ce phénomène est même assez inquiétant : si on considère que le lave-linge opère un mélange aléatoire quasi parfait, il devrait y avoir à peu près autant de chance de retrouver le deux chaussettes à coté l’une de l’autre que chacune à un bout du panier. Pourtant je n’ai pourtant jamais pu observer la proximité de deux chaussettes soeurs dans ce fichu panier.
De la même façon, lorsqu’on enregistre deux bagages en même temps à l’aéroport, ceux-ci n’apparaissent jamais au même moment sur le tapis roulant. C’est alors encore plus effrayant dans la mesure où il n’y a pas, dans ce cas là, d’action de mélange délibéré.
Ces deux phénomènes illustrent les lois de la thermodynamique qui indiquent que le monde laissé à lui-même préfère évoluer dans le sens du désordre le plus grand.
Ca serait pourtant chouette de vivre dans un monde inversé, un monde ou tout évoluerait spontanément vers l’ordre.
Dans un monde comme ça, les cartes routières se replieraient du premier coup.
Dans un monde comme ça, dans le métro le matin, il suffirait de secouer un peu le fil de l’écouteur de l’ipod pour que les nœuds se défassent.
Dans un monde comme ça, les cartes à jouer se remettraient dans l’ordre quand on les battrait, et on retrouverait instantanément ses chaussettes déjà pliées dans le panier à linge.
Je me rappelle la première fois que j’ai rendu visite au bureau des loteries.
J’avais conservé quelques temps le billet dans mon portefeuille et profitant d'une journée de beau temps, je m’étais rendu là bas, non sans un petit pincement au coeur à l'idée des conséquences néfastes que pourrait avoir la possession d'un ticket perdant.
Le bureau des loteries est un endroit étonnant. On y croise pèle-mêle des gens qui viennent chercher un numéro et d'autres qui viennent pour savoir si leur numéro est gagnant. Certains sont seuls, d'autres en couple ou avec des amis. Tous s'efforcent de prendre l'air le plus détaché possible.
A certains moments, cet endroit ressemble un peu aux grilles d'un lycée sur lesquelles on a affiché les résultats du bac. Il y a ceux qui repartent en sautillant le coeur léger et les autres qui quittent l'endroit avec un air sombre ou des larmes dans les yeux.
Lorsque vint mon tour, mon numéro et moi, nous nous rendîmes dans un petit bureau (le lecteur notera au passage une maîtrise parfaite des mécanismes grammaticaux qui gouvernent la concordance des temps). Le préposé des loteries (le même que le jour du numéro) ouvrit un petit dossier dans lequel se trouvait le résultat de la loterie. Il me sourit et, le plus rapidement possible (sans doute pour calmer mon angoisse mal dissimulée), m'annonça que mon ticket était gagnant, que tout allait bien.
La minute d'après je retrouvais Paris le coeur léger en me disant que je n’aimais décidément pas trop les émotions que cette loterie là génère.
Il est des instruments de musique plus nobles que d’autres.
Ainsi la pratique du violon suscite à coup sûr l’admiration. Peut être à cause de la difficulté de l’apprentissage (notre culture judéo-chrétienne valorise toujours ce que l’on a obtenu dans la souffrance), de la beauté de l’instrument ou de l’image encore dans tous les esprits de la violoniste russe à la solde du KGB s’apprêtant à subtiliser le microfilm de l’agent 007 séduit la veille au soir dans la salle de bal du plus bel hôtel de Moscou.
Curieusement tous les instruments ne dégagent pas la même aura.
Ainsi la pratique du kazoo, de la guimbarde, des maracas ou de l’œuf avec du sable dedans qui fait chi chi chi n’a, contrairement à celle du saxophone, jamais permis à quiconque de ramener une fille à la maison.
Je me demande ce qui fait qu’on se décide au conservatoire à apprendre à jouer des cymbales ou du triangle plutôt que du violon ou du saxophone. Peut être le même mécanisme que celui qui pousse certains étudiants en médecine à s’orienter vers la proctologie.
Sont ils guidés par l’amour du son de l’instrument ? par la recherche d’un effort minimal ?
Ce qui est sur c'est que tout seul chez soi, il est beaucoup plus simple de s’exercer au violon qu'au maniement du gong.
Niagara - L'amour à la plage*
* Il me semble qu'on y entend l'un de ces instrument méprisés. Je ne sais pas trop si ce sont des maracas ou l'oeuf avec du sable dedans dont je ne connais pas le nom.