Mon passeport et moi on vient de traverser l’océan Atlantique par deux fois.
C’est un passeport encore tout jeune, il n’a même pas quatre ans, mais il a vu du pays déjà.
Parfois quand je m’ennuie dans la file d’attente de l’immigration, je compte les coups de tampons apposées à travers la monde par des agent gouvernementaux assermentés plus ou moins zélés. Le score du jour est donc USA twelve points, Japan eight points, Korea six points, China two points, Vietnam one point, Malaysia one point.
En Asie, on note une application dévouée et la recherche d’une certaine harmonie par l’alignement du cadre du tampon avec le bord de la page. Aux Etats-Unis, en revanche, on tamponne le plus souvent la page centrale du passeport et celà avec une négligence absolue quant à l’orientation du timbre, sa position, ou le fait qu’il puisse recouvrir une marque de tampon déjà existante, traduisant ainsi la pensée de l’agent des douanes et à travers lui celle de la nation américaine tout entière : "On tamponne les passeports n’importe comment, on s’en fout, on est la première puissance mondiale, AH AH AH AH AH AH AH"
Mais au fait, quand on passe huit heures par jour à tamponner des passeports, qu’est ce qui peut bien conduire à éprouver la satisfaction du travail bien fait ? Arriver à déchirer en un temps record la petite feuille verte ? Refuser l’entrée à un terroriste particulièrement recherché ?
Et puis si on fait bien son boulot, quelles sont les possibilités de promotion ? Est-ce qu’on peut devenir instructeur et enseigner alors aux jeunes recrues comment manier le tampon avec élégance ou bien peut on accéder à une promotion interne et briguer le poste de "masterliner", l’agent chef qui a le pouvoir absolu d’ouvrir et de fermer les files, et de renvoyer en toute impunité au bout de la queue tout voyageur qui aura pris l’initiative de changer de file sans qu’on lui en donne l’ordre ?
Serge Gainsbourg – Le poinçonneur des lilas